Comment expliquer que les mêmes circonstances – le même travail, par exemple – peuvent être vécues par telle personne comme une souffrance, par telle autre comme un défi exaltant, et que telle autre encore y trouvera le moyen d'aider et d'encourager son entourage ? Le principe des « dix états » répond à cette question.
Nichiren Daishonin écrit : « C'est le cœur qui est important. » (Ecrits, 1011) Ce que le bouddhisme appelle un « état de vie » désigne l'orientation fondamentale de notre esprit à un moment donné. Celui-ci détermine tout : nos émotions, pensées, perceptions, attitudes, interactions... Tout découle de notre état de vie, qui se modifie d'instant en instant et colore l'ensemble de notre vie.
Les enseignements antérieurs au Sûtra du Lotus distinguaient six ou dix « mondes » dans lesquels vivent des êtres de natures différentes : le monde de l'enfer, le monde des esprits affamés, le monde des animaux, le monde des démons asuras, le monde des êtres humains, le monde des divinités célestes, etc. Ces mondes étaient originellement conçus comme des lieux bien réels et distincts les uns des autres, quelque part dans l'univers.
Cependant, en se fondant sur le Sûtra du Lotus, le grand maître chinois Tiantai enseigna que ces mondes correspondent en fait aux différents états caractérisant toute la palette des expériences humaines. Autrement dit, ces mondes existent tous à l'intérieur de la vie-même d'un individu. Ce principe fut développé par Nichiren :
...Cela rejoint l'exemple du Gange. Les esprits affamés voient les eaux du fleuve comme du feu, les êtres humains les voient comme de l'eau, et les êtres célestes comme de l'amrita. L'eau est la même dans tous les cas, mais chaque sorte d'êtres la voit différemment, selon les effets de son karma.
Nichiren, Lettre à Hôren, Ecrits, 521.
Ou encore :
...il est dit dans un sûtra que l'enfer existe sous terre et dans un autre que le Bouddha réside à l'Ouest. Mais une recherche plus attentive révèle que l'un et l'autre existent dans notre corps de cinq pieds de haut.
Nichiren, Ecrit du Nouvel an, Ecrits, 1144.
Les Six voies inférieures
Quels sont donc ces dix états ? Commençons par les six premiers :
- l’enfer, un état de désespoir dans lequel l’individu est totalement submergé par la souffrance et les pulsions destructrices ;
- l’avidité, où l'on est tourmenté par un désir sans fin, un manque insatiable, pour lequel on est prêt à tout ;
- l’animalité, où l'on est régi par les instincts les plus basiques, liées à la survie biologique, notamment la crainte du plus fort et l’intimidation du plus faible ;
- la colère, un état caractérisé par l'arrogance, l'esprit de comparaison, de rivalité et de domination des autres ; c'est le règne de l'égoïsme, du narcissisme et du conflit.
Ces quatre états sont désignés collectivement comme les « Quatre voies mauvaises », en raison de leur caractère négatif et destructeur. Viennent ensuite :
- l’humanité, un état marqué par la tranquillité, la raison, la recherche du compromis et de l'équilibre. Caractéristique des êtres humains, cet état est toutefois relativement fragile, car il peut rapidement céder place à l’un des états inférieurs lorsqu'on est confronté à des conditions adverses ;
- le bonheur temporaire, un état de joie euphorique lié au plaisir, à la satisfaction d'un désir ou à la disparition d'une souffrance. Comme son nom l'indique, étant dépendant d'un facteur extérieur, ce bonheur ne peut, par définition, pas durer.
Les états énumérés jusqu'à présent sont parfois regroupés sous le terme de « Six voies ». Ils sont communs à tous les êtres humains et se manifestent spontanément en réaction aux conditions extérieures : de façon naturelle, la souffrance appelle l'état d'enfer, le manque appelle l'avidité, des conditions favorables appellent le bonheur temporaire, etc.
Comment dépasser cette condition de dépendance face aux aléas extérieurs, comment ne plus être « ballotté » par l'environnement et établir un état de bonheur que rien ne peut entamer ?
Les Quatre nobles voies
Lorsqu'une personne entreprend d'établir un soi autonome, elle entre dans les quatre états suivants, qui demandent des efforts délibérés pour se manifester. C'est le début d'une vie d'intégrité, de liberté intérieure et de compassion.
- L’état d’étude, marqué par la soif de comprendre et la quête de connaissances ;
- l’éveil pour soi, ou absorption, un état où l'on s'éveille à la vérité par soi-même à travers ses propres intuition et observation.
Ces deux états sont parfois désignés par l'expression des « deux véhicules », car ils conduisent tous deux à un certain éveil à la vérité. Mais cet éveil est partiel et imparfait, et ne peut amener à lui seul à un bonheur véritable. Bien que ces deux véhicules soient indispensables (car c'est en eux qu'une personne conçoit l'aspiration à l'éveil) ils représentent aussi le danger de l'orgueil et du repli sur soi. C'est pourquoi, dans de nombreux textes bouddhiques, le Bouddha réprimande sévèrement les personnes des deux véhicules, afin qu'ils ne tombent pas dans l'égoïsme et l'autosatisfaction. Il leur dit, en substance : « Ne vous contentez pas de ce “petit” bonheur ! Continuez vers les sommets des états de bodhisattva et de bouddha ! »
- L’état de bodhisattva est caractérisé par la compassion. L’égoïsme a cédé la place au souci de l'autre. Le bouddhisme Mahayana en particulier met en avant la figure du bodhisattva, en tant qu’idéal de comportement humain ;
- l'état de bouddha. C'est un état de plénitude et de parfaite liberté intérieure, dans lequel on savoure un sentiment d’unité avec la force vitale universelle. Pour une personne dans cet état, tout - y compris les inévitables épreuves de la maladie, de la vieillesse et de la mort - peut être vécu comme une possibilité d’accomplissement. Une telle personne, bien qu'apparemment ordinaire, mène une vie profondément joyeuse et dynamique. Toutes ses actions sont empreintes de la bienveillance, du courage et de la sagesse d'un bouddha.
L'inclusion mutuelle des dix états
Voilà qui nous amène à un aspect essentiel de la compréhension des dix états : chaque état contient les neuf autres. Comme Nichiren Daishonin l'écrit :
Même un brigand sans coeur aime sa femme et ses enfants. Il a aussi une part de l'état de bodhisattva en lui.
L'objet de vénération pour observer l'esprit, Ecrits, 362.
De même, le potentiel de l’état de bouddha continue à exister même chez une personne dont la vie est dominée par les états de vie inférieurs (enfer, avidité, animalité, colère).
L’inverse est également vrai : l’état de bouddha n’est pas séparé des neuf autres. Au contraire, lorsqu'il est éveillé, la sagesse, la vitalité et la compassion qui lui sont caractéristiques peuvent imprégner et transformer la façon dont des tendances a priori négatives se manifestent. Par exemple, lorsque la colère est imprégnée par la compassion de l'état de bouddha, elle est canalisée vers une action constructive et peut apporter sa formidable énergie pour corriger une situation injuste.
La finalité de la pratique bouddhique est donc d’éveiller quotidiennement notre état de bouddha, afin qu'il illumine tous les autres états de vie. Nous pouvons ainsi, tout en restant fidèles à ce que nous sommes, exprimer notre personnalité et qualités sous leur meilleur jour.